IEP : Itinéraires d\'Etudiants Perdus

IEP : Itinéraires d\'Etudiants Perdus

chercheurs d'or

C'est à peine la fin du jour, et la forêt se met à chanter. J'essaye de ne pas penser aux milliers d'insectes camouflés dans l'humus, ronronnant dans la tiédeur du soir. Je me dis que je ne suis pas trouillarde et pourtant j'appréhende  les lieux inconnus. Je ne connais pas la jungle, je n'y ai encore jamais mis les pieds mais ce voyage ressemble à une conquête de toutes les premières fois. Je suis arrivée vierge sur le continent latino, le cœur bandé, et chaque paysage me renvois l'image de ma vie comme au premier jour.

 

Sam est venu nous chercher à la ville, avec sa fille Thalia, 8 ans.

Ici, ils disent que Tena c'est la jungle. L'Equateur à beau être l'un des plus petits pays d'Amérique Latine en terme de circonférence, il est aussi l'un des plus varié et des plus contrasté au niveau des paysages. Nous arrivons de Quito, la capitale, nichée dans les hauts plateaux gris et le dépaysement est total. C'est ici que les pluies tropicales sont les plus surprenantes, l'air est humide, pesant, chargé d'électricité, mais tout le monde semble s'y acclimater.

Ici, ils disent que Tena c'est la jungle mais ils ne sont pas habitué aux étrangers, qui plus est lorsque trois jeunes européennes descendent d'un bus avec leurs sacs à dos. J'ai fini par me familiariser aux regards curieux, aux sourires en coin, aux questions posées parfois avec insistance. Ici ou ailleurs l'étranger fait peur.

Sam  nous salut en souriant, Thalia se cache entre ses jambes, comme si elle ne reconnaissait pas Mathilde. D'après elle, Tena a beaucoup changé en deux ans.  De nouveaux quartiers sont apparus, et leur misère avec. Un supermarché à même ouvert, juste à côté du cyber café. J'ai faim, mais je n'ose pas le dire, le soir vient de tomber, les marchands ambulants ferment les uns après les autres et Sam nous presse dans le taxi pour rejoindre la communauté dans laquelle il vit.

Nous roulons un petit moment dans la nuit, j'ai tous les sens aux aguets, je ne sais pas où nous allons. Soudain la route se termine devant un pont qui n'est empruntable qu'à pieds. La voiture nous dépose et c'est uniquement à l'aide d'une minuscule lampe de poche que nous traversons le fleuve pour nous enfoncer dans la forêt. L'odeur de la jungle me surprend, mais ça n'est rien comparé aux sons nouveaux qui bourdonnent alors à mes oreilles.  La selva sort lentement de sa torpeur et se met à chanter, tout est communion entre insectes, oiseaux et animaux nocturnes. Nous sommes les spectateurs involontaires d'un ballet tropical, et mes pieds peinent à trouver le chemin dans le noir.

C'est alors que les premières cabanes apparaissent enfin, et Mathilde ne manque pas de montrer sa surprise en les voyants éclairés. Sam nous explique qu'il y a deux ans, l'électricité n'était pas encore arrivée à Jatun Yacu. Aujourd'hui, la plupart des maisons de la communauté en sont pourvus. Il a pourtant refusé d'éclairer sa propre cabane, c'est donc à la lumière chaleureuse des bougies que nous sommes accueilli par le reste de la famille. Il y a là Rosa, sa femme, et leurs trois autres enfants, Myriam l'aînée, Zapito le seul garçon et la Nena, petite dernière.  La sœur de Rosa vit avec eux, ainsi que son mari, un jeune français tombé amoureux quelques années plus tôt, et leur fils métissé David.

Je ne me souviens pas de ma première soirée dans la communauté, je ne ressens que l'ivresse du lieu, de l'instant, absorbée dans la chaleur d'une flamme de bougie qui se consume lentement.  La seule chose dont je me souvienne vraiment c'est  m'être allongé dans cette cabane sur pilotis, et de m'être endormie, bercée par le courant tumultueux du fleuve. J'ai rêvé mais je n'étais déjà plus moi.

 

Au réveil, le lendemain matin, le fleuve était toujours là et je pensais : J'aurais voulu grandir dans un endroit comme celui-ci. Me réveiller tous les matins au milieu de la Selva. Courir pieds nus jusqu'au fleuve et m'y baigner. Puis m'allonger sur les rochers lisses le bordant et laisser la pluie chaude et dure me caresser le dos. J'aurais aimé passer mes journées à jouer dans la terre, au milieu des poules, entourée d'autres enfants, des copains, des frères, des sœurs. Je crois que j'aurais aussi aimé les traditionnelles parties de foot quand vient la fin du jour.  Parce qu'ici, comme un peu partout en Amérique Latine, le football est porté en adoration.

Sam a fabriqué le ballon de Zapito, avec du caoutchouc récolté dans la jungle. Il nous a appris à observer attentivement chaque plante avec ses propres caractéristiques. Sam est un passionné, comme j'en ai rarement vu. Il sait dénicher l'arbre à fourmis qui cache au fond de son écorce les délicieuses petites créatures au goût acidulé. Il cultive la plante anesthésiante, et lorsque je croque dans la racine, ma langue se met soudain stupidement à pendre dans ma bouche. Myriam me tire par la manche et m'emmène ramasser des fruits dans le jardin. Je goûte à tout, même aux Chirimoya, ces gros fruits sucrés qui collent au palais.

 

Ces gens possèdent peu, mais tout ce qu'ils possèdent est précieux. Tout, dans les moindres détails. Et les arbres qui poussent dans leur jardin, et les fruits qui y murissent. Et le toit qui couvre leur tête, et le banc  en bois sur lequel ils sont assis au moment du repas. Et les bougies qui animent leurs soirées, et les rares jouets que possèdent les enfants. Tout est précieux. Mais rien ne vaut plus que leur générosité humaine au quotidien.

 C'est pour cela qu'un matin, nous avons pris la route  des cascades. Sam avait rendez-vous près du fleuve, avec le reste de sa grande famille. Une collecte un peu spéciale avait été organisée pour financer les funérailles tardives de la Grand-mère, et nous étions conviées à y participer. J'ai alors demandé à Mathilde de me traduire ce que nous allions faire là-bas, et mes yeux se sont écarquillés lorsqu'elle m'a répondu : « Chercher de l'or Aurélie, juste chercher de l'or. »

C'est à la nuit tombé que nous sommes arrivées sur le lieu dit. Toute la famille était déjà présente et chacun se demandait pourquoi trois jeunes françaises se joignaient à la quête. Je le vivais en premier lieu comme une expérience rare et unique, qui ne se présenterait sans doute jamais plus. Elle serait pour moi, la fierté d'avoir accompli une chose dont peu de gens peuvent se vanter d'avoir réalisé. Elle résonnait au fond de moi comme l'aboutissement d'un long voyage vécu avec une intensité plus forte que n'importe laquelle de mes émotions déjà ressentie. Mais le lendemain matin, lorsque Juan est venu nous réveiller très tôt en criant «Chicas, vamos a la minga !»,  j'ai compris que ma première motivation n'était plus la même. L'aide, aussi infime soit-elle, que je pourrais leur apporter aujourd'hui les toucherait autant qu'ils m'avaient ému en nous offrant l'hospitalité le premier soir. C'est pour cette unique raison que j'ai ramassé le damier et que j'ai plongé mes bras dans le courant glacé pour trier les «cailloux». De l'or, en paillette, en pépite, délicatement récolté dans un récipient en plastique. De l'or, brut, pur, matériel, infime confetti, dans le creux de nos mains. Et la pénibilité harassante du travail qui faisait souffrir chacun de mes muscles.

A la fin de la journée, je me sentais vide, je me sentais sale et triste. C'était un retour sur soi quelque peu douloureux. Il y avait cet avion à prendre dans quelques jours, cette vie de peu mais cette vie facile à quitter, et le flot du monde urbain européen à retrouver avec ses dangers et ses emmerdes. Je m'étais accommodé à la vétusté de l'endroit, au chant rassurant de la jungle,  aux rires permanant des enfants, à la lumière tamisée des bougies à la nuit tombé. Je m'étais habitué à la simplicité des adultes de ce monde, à la façon curieuse mais naturelle qu'ils ont de vivre en harmonie avec la forêt. Je m'étais habitué à leur coutume, à leurs histoires ancestrales, à leur joie de vivre et de se contenter de si peu pour rester entier. Ils ne se battent jamais seuls, ils ne sentent jamais seuls, ils ne sont jamais seuls, et c'est bien là tout l'or du monde.


Carpett'



07/06/2010
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